Bob Marley était-il vraiment chrétien ?
J'ai été voir "One Love", le biopic de la légende jamaïquaine et ça m'a fait questionner notre rapport au culte chrétien
Photo : Alors que la Jamaïque est marquée par une lutte politique qui vire à la guerre civile, Bob Marley force les leaders des deux partis politiques en conflit à se tenir la main durant un concert. Un symbole fort pour illustrer le rêve de paix d’une Jamaïque réunifiée.
Au programme de cette newsletter teintée de panafricanisme :
L’art de poser les questions qui fâchent
Plongée dans philosophie rastafari
Ma frustration avec la pratique cultuelle chrétienne occidentale
Ma conversion au mouvement rastafari ?
Je n’ai pas réussi à bien organiser mes pensées sur cet article et je n’ai pas les réponses à toutes les questions que je pose, mais je pense que “One Love” est un film important.
Le film “One Love”, sur un épisode marquant de la vie de Bob Marley, est déjà en tête du box office français avec le plus gros démarrage commercial depuis le film “Barbie” l’été dernier. J’ai été le voir et les références bibliques tout au long du film m’ont fait me demander : à quoi servent encore nos dénominations et nos autorités relieuses ?
Certains médias parlent d’un succès “surprise”, alors qu’il s’agit tout de même d’une icône du reggae, dont l’album “EXODUS” a été consacré “meilleur album du XXème siècle” par le Time Magazine. Le biopic de Bob Marley, “One Love”, n’a d’ailleurs pas encore attiré l’attention de beaucoup de médias chrétiens, malgré les prolifiques références bibliques dans l’œuvre de l’artiste jamaïcain. Vous pouvez toutefois aller lire cette belle chronique de cinéphile de Jean-Luc Gadreau.
L’art de poser les questions qui fâchent
Je vais devoir le placer assez tôt dans cet article avant que certains ne m’attrapent par la veste : oui, je sais que Bob Marley était un psalmiste rastafari. Je sais aussi que certains essaient de lui prêter une conversion tardive au christianisme. Je ne me prononcerai pas sur la foi de Bob Marley ; alors que se termine le Black History Month, mon titre était un clickbait pour vous amenez à réfléchir à quelques questions impopulaires que je place parfois pour ruiner l’ambiance à des dîners (sarcasme) :
Lecteurs caucasiens : pourquoi vos représentants religieux ont-ils le monopole pour décider de ce qui est acceptable ou approprié en termes de pratique du culte ? Pourquoi ne peut-on pas questionner le canon biblique que vos autorités religieuses ont établi ? Qui décide de ce qui est un mouvement, ce qui est une secte ou ce qui est une religion ? Selon quels critères ?
Lecteurs afrodescendants : si l’homme blanc, qu’il soit catholique ou protestant, n’était pas venu nous coloniser, à quoi ressemblerait notre spiritualité ? Pourquoi notre relation avec Dieu aurait-elle dû commencer dans la violence et l’oppression du colonialisme et de l’impérialisme ? N’est-il pas le Dieu qui veut nous rendre libre ?
Peut-être que Jésus aurait conquis nos cœurs sans l’arrivée de l’homme blanc, mais est-ce que nous pratiquerions le culte de la même manière ? Est-ce que nous aborderions la Bible de la même manière ? Les chrétiens caucasiens ont pu conserver la pratique de leurs cultes païens dans la pratique du culte chrétien lorsqu’ils se sont convertis, pourquoi avons-nous dû diaboliser les cultes animistes et les pratiques spirituelles que nous avons hérités de nos ancêtres ? N’êtes vous pas fatigués d’écouter des évangéliques blancs exprimer leur malaise devant les films “Black Panther”, mais cautionner Thor, divinité viking, ou la mythologie païenne à l’origine de Wanda/Scarlet Witch ?
Si vous avez des éléments de réponse ou des pistes de réflexion, je suis preneuse.
Plongée dans la philosophie rastafari
Je ne connaissais l’histoire de Bob Marley que dans les grandes lignes : sa singularité artistique, sa trajectoire de “superstar du Tiers monde”, son penchant pour le calumet de la paix, son rôle politique et son décès tragique. Je ne sais pas dans quelle mesure le biopic est fidèle à la réalité, mais j’ai été très émue par sa réalisation qui met en lumière le rôle central de la spiritualité de Bob Marley dans sa démarche artistique et politique.
Bob Marley se revendiquait du “mouvement” rastafari, un mouvement dit “politico-spirituel”, que l’occident aime distinguer clairement de la foi chrétienne, malgré le fait que nous partageons l’Ancien Testament comme texte sacré. Les rastafaris vouent un culte à Dieu, “Jah”, tandis que nous vouons un culte à Dieu, en tant que Trinité. Nous considérons Jésus comme le messi et partie de la Trinité, tandis que les rastafaris considèrent le monarque d’Ethiopie, Hailé Selassié (traduit littéralement : le pouvoir de la trinité), comme une figure divine. Au pouvoir de 1930 à 1974, les rastafaris considèrent qu’il est le descendant direct du roi Salomon et de la reine de Saba et l’ont élevé comme symbole de la libération africaine. À noter que l’Ethiopie est mentionnée plusieurs fois dans la Bible (et notamment la version King James) et qu’il s’agit du seul pays d’Afrique à n’avoir jamais été colonisé.
Le film regorge donc de références bibliques tant dans le script qu’à l’image, où Bob Marley est peint comme une figure messianique entouré de ses disciples. Pour énumérer quelques séquences frappantes pour les chrétiens : une assiette contenant des poissons (à multiplier ?) posée près de lui alors qu’il est en train de composer, Rita, sa femme lui lavant les cheveux, le fait qu’il soit suivi par une foule de plus en plus grandissante, mais continue de s’isoler avec son groupe pour se ressourcer en communauté… Le scénario illustre avec brio comment Bob Marley incarne en public et en privé le message biblique qu’il a retranscrit dans son œuvre artistique durant sa carrière légendaire.
“One love” montre également l’impact qu’a eu Marcus Garvey (1887-1940), autre icône du mouvement rastafari, sur Bob Marley. On y aperçoit celui-ci lire un livre de Marcus Garvey. « Non seulement Marcus Garvey exhorte les Noirs du monde entier à être fiers de leur couleur de peau, a écrit un jour Giulia Bonacci, historienne, Il soutient aussi que Dieu leur ressemble ; Dieu est noir, il faut le voir à travers les “lunettes de l’Éthiopie”. Pour les rastafaris, encore aujourd’hui, Marcus Garvey est considéré comme un prophète. »
Ma frustration avec la pratique cultuelle chrétienne occidentale
Comme Bob Marley, j’accorde énormément d’importance aux textes bibliques et au message d’amour inconditionnel et de libération radicale qu’ils contiennent. Bob Marley et moi sommes tous les deux issus du métissage entre un colon et une personne colonisée. Nous avons dû trouver des manières de naviguer notre héritage colonial, international, multiculturel. Un fardeau assez difficile à assumer souvent, malgré les privilèges qui viennent s’y greffer et que j’ai dû apprendre à identifier.
Lorsque j’ai fait la rencontre de la Bonne nouvelle, j’ai fait l’expérience d’une véritable libération spirituelle. Je n’ai jamais compris pourquoi cette libération “intérieure” ne pouvait pas se traduire par une libération “extérieure” pour les personnes qui subissent des oppressions systémiques.
“Artisan de paix”, n’est pas celui qui se tait pour ne pas déranger le confort de ceux qui abusent. Il est celui qui refuse de s’assoir aux tables que Jésus a déjà renversées.
J’en ai entendu des prédications galvanisantes pour changer la culture, changer la société, changer le monde… Mais depuis toute la communication de crise qui a été faite à Hillsong France au sujet des questions raciales et du mouvement Black Lives Matter, je ne peux que constater l’ignorance dans laquelle nos leaders religieux se complaisent — une ignorance qui tue. La réaction de certaines personnes au terme “token”, que j’ai utilisé dans ma lettre ouverte, m’indique que personne ne s’est véritablement informé depuis sur les dynamiques de pouvoir et d’inégalités systémiques qui affectent une très large partie de la congrégation.
Le message d’amour de Jésus est profondément subversif. Pourquoi n’a-t-on pas réussi à retranscrire cette subversion dans notre pratique cultuelle ? Ce message subversif, nous l’avons transformé en jolie couverture pour envelopper notre confort au sein de l’église, dans l’illusion du vivre ensemble.
Ma conversion au mouvement rastafari ?
Pour en revenir au film “One Love”, il décrit une approche des textes bibliques qui fait profondément écho à ma quête d’aimer mon prochain d’un amour radical. Ce n’est pas pour ça que je vouerais un culte à l’empereur d’Ethiopie Hailé Selassié, mais j’ai été très inspirée par l’authenticité et la radicalité de la démarche de Bob Marley dans le film.
Voilà pour les questionnements que j’ai eus face à cette œuvre : encore un bel exemple que l’art est nécessaire pour nous faire avancer dans notre spiritualité. Je vous recommander d’aller le voir. Je serais heureuse d’en discuter en privé avec celles et ceux qui ont vu le film pour ne pas le spoiler ici. N’hésitez pas à m’envoyer un DM.
Excelsior,
Tiavina Kleber