Immersion : avec les chrétiens écolo qui prônent la désobéissance civile
Moi aussi, je croyais que les chrétiens devaient se soumettre aux autorités qui les gouvernent, mais ceux-là ont fait le choix de la rebellion... au nom de l'amour !
Qui sont les chrétiens qui protestent devant le siège social de TotalEnergies à l’occasion de l’Assemblée générale des actionnaires ? Qu’est-ce qui les anime ? Pourquoi mettent-ils leur spiritualité en avant dans leur engagement militant ? La violence des manifestations est-elle compatible avec le message de l’Évangile ? J’ai mené une petite enquête, bien loin de notre bulle aseptisée des mégachurches cette fois.
Au programme de cette newsletter dans la quelle je vous propose une nouvelle perception sur le fait de “mettre sa foi en action” :
Jeûner et prier contre le projet EACOP, une initiative de GreenFaith
« Le choix du jeûne est une manière de témoigner l’amour »
Artisans de paix ou éco-terroristes ?
Une idée très subjective de la violence et de sa légitimité
Conjuguer radicalité et spiritualité
Si vous suivez les informations ce week-end, difficile de ne pas être captivé.e par les images des manifestations contre TotalEnergies, hier, vendredi 24 mai. Si les publications de nos médias se focalisent sur la casse et les heurts entre les manifestants et les forces de l’ordre, peut-être que les algorithmes ont tout de même jugé bon de glisser sous vos yeux cette vidéo interpellante de l’organisation GreenFaith (voir ci-dessous). Des croyants issus de différentes religions tiennent une banderole : « 379 jeûneur.euses disent à Total : STOP EACOP ». Certains sont des représentants religieux en habits.
Jeûner et prier contre le projet EACOP : une initiative de GreenFaith
« Nous jeûneurs et jeûneuses de différentes religions, nous avons faim et soif de justice » déclare Amélie Franco, coordinatrice de l’antenne francophone de GreenFaith.
Tout le mois de mai, l’organisation interconfessionnelle écologiste a appelé les croyants à jeûner et prier avec eux contre le projet de TotalEnergies de construire un oléoduc transfrontalier en Tanzanie et en Ouganda pour acheminer 10,9 millions de tonnes de prétrole. Il s’agit du fameux projet EACOP, jugé climaticide par de nombreux militants écologistes. Sur le compte Instagram de GreenFaith, les témoignages de croyants qui prennent part à l’opération fleurissent.
« S’il vous-plaît, Stop EACOP ! implore le chrétien anglican ougandais Maxwell Atuhura, plus de 100 000 personnes souffrent déjà, est-ce que TotalEnergies apprécie de voir des personnes souffrir ? » Outre le “chaos climatique” qui inquiète les militants (34,5 millions de tonnes d’équivalent CO2 par an, soit plus de six fois le dégagement de CO2 de l’Ouganda par an), des dizaines de milliers de personnes ont déjà été expropriées en vue du déploiement du projet. Les morts ne sont pas épargnés puisque d’après chiffres de GreenFaith, plus de 2000 sépultures ont été profanées.
« Le choix du jeûne est une manière de témoigner l’amour »
Parmi les manifestants, on aperçoit aussi la pasteure protestante Caroline Ingrant, chargée de mission Justice climatique et Environnement au sein de l’Union des Églises protestantes d’Alsace et de Lorraine (UEPAL). « Je jeûne, car je veux participer physiquement et spirituellement à la contestation du projet EACOP, explique la pasteure venue manifester en vêtement sacerdotal, je jeûne pour dire stop au pillage de notre planète, à la destruction de la biodiversité et pour la mise en place d’une justice climatique mondiale. »
À ses côtés, un évêque de tradition catholique ajoute : « Non à la recherche immesurée du profit ! Non à l’exploitation de l’Homme par l’Homme et à la destruction de la Nature ! Le choix du jeûne est une manière de témoigner l’amour. » La scène est fascinante. Toutes ces années passées au sein d’une église évangélique, j’étais exhortée à ne pas avoir une foi “tiède”.
Qu’est-ce qu’un chrétien tiède ? Avant, je pensais qu’il s’agissait des chrétiens qui ne plaçaient pas leur spiritualité en premier. Ils ont facilement la flemme de lire leur Bible, de jeûner ou de prier. Ils ne sont pas attachés à une église le dimanche. Et puis j’ai rencontré des chrétiens qui cochaient toutes les “bonnes cases” très à l’aise avec le fait de mal-traiter leur entourage, leurs salariés et même leur conjointe... Ces chrétiens qui militent par le jeûne brûlent de passion pour la justice climatique.
Artisans de paix ou éco-terroristes ?
GreenFaith ne se limite pas à mener des campagnes spirituelles. L’organisation entend « pousser à l’action les croyants ». En 2022, GreenFaith s’était faite remarquer pour l’occupation illégale d’une station service Total dans le XVème arrondissement de Paris. Il s’agissait déjà à l’époque de protester contre le projet EACOP, mais pour la première fois en France, des personnalités religieuses manifestaient pour l’environnement dans le cadre d’une action non autorisée.
La « désobéissance civile » qui caractérise ce type d’action est-elle compatible avec la foi religieuse souvent associée à l’obéissance ? La veille de l’Assemblée Générale de TotalEnergies, j'ai assisté à une conférence à l’Institut de Science et de Théologie des Religions (ISTR) de Marseille intitulée « Quel sens donner à la désobéissance civile et à la radicalité ? » avec GreenFaith et… le collectif Extinction Rebellion.
Ces dernières années, les médias et les personnalités publiques n’ont pas manqué d’inspiration pour condamner la radicalité des actions des militants écologistes : “éco-terroristes”, “khmers verts”… Jusqu’à une tentative loupée du gouvernement Darmanin de dissoudre le mouvement les Soulèvements de la Terre. Pour autant, l’enquête “Baromètre Écologie Environnement” (ELIPSS 2023) indique que la majorité des Français (67%) considère acceptable de bloquer une entreprise polluante.
Le collectif Extinction Rebellion a été errigé comme une figure de la radicalité du mouvement écologiste. Quelle n’a pas été ma surprise de les voir intervenir dans une conférence de théologie. Pour ceux qui l’ignoraient, comme moi, Extinction Rebellion a ouvert en 2022 une branche « spiritualité », au sein de laquelle les militants peuvent ancrer leur engagement écologique dans leur spiritualité. Avec cette nouvelle branche, l’organisation partage désormais la même raison d’être que des collectifs religieux comme GreenFaith ou Lutte et Contemplation.
Une idée très subjective de la violence et de sa légitimité
Lorsque je m’inscris à la conférence « Quel sens donner à la désobéissance civile et à la radicalité ? », je ne sais pas trop à quoi m’attendre. L’événement rassemble quelques dizaines de personnes. L’audience est plutôt éclectique. Deux militants catholiques d’Extinction Rebellion, Mega et Thibault, et une militante musulmane de GreenFaith, Hala, sont invités à présenter les deux organisations.
S’ensuit un exercice sur la perception de la violence auquel l’assemblée est invitée à participer. Face à une question liée à une action militante, les personnes sont appelées à se positionner sur la violence perçue de cette action. Je vous mets quelques questions ci-dessous pour que vous puissiez prendre part à l’exercice. Pour chaque question, il faut se positionner sur deux axes comme ci-dessous :
En vue de protester contre un projet d’extraction fossile, blocage d’une passerelle piéronne en s’enchaînant pendant 1h. La manifestation n’est pas déclarée. Tout est fait à visage découvert, en pleine journée, et l’action gêne les personnes souhaitant traverser à ce moment-là.
Intrusion dans un golf de nuit, masqué, pour le bêcher en protestation contre l’autorisation d’arrosage
Intrusion dans un golf de jour, visage découvert, médias présents, même message, pour planter des légumes.
Cet exercice divise l’assemblée et met en relief le fait que chacun a sa propre idée de la violence légitime. Pour se positionner, chacun doit apprécier par lui-même la tension entre illégalité/légitimité et la proportionnalité qui caractérisent l’action. Les différentes formes de violence sont perçues différemment selon chacun. La question de l’efficacité des actions proposées suscite aussi la discussion.
Pour ma part, par exemple, aucune de ces actions ne me semble véritablement violente. La violence, selon moi, réside dans le fait de continuer à mettre en œuvre des projets qui aggravent la crise climatique et ne prennent pas en compte le respect de la vie et de la création. Si l’on ne peut pas garantir un accès à l’eau à tout le monde, mais qu’on autorise l’arrosage d’un terrain de golf, je trouve ça très violent. Le message que je perçois est que le loisir d’une minorité de gens est plus important que la survie d’une majeure partie de la population. Je trouve ça inconcevable.
Concernant l’action, toutefois, je préfère la financer en faisant des dons aux organisations et écrire des articles sur le sujet. Je ne cours pas assez vite pour échapper aux forces de l’ordre et je gagne ma vie en tournant des vidéos, je ne tiens pas à être éborgnée par un policier véreux. Si vous me croisez en manif, je suis généralement dans un cortège qui danse en bleu de travail. N’hésitez pas à me faire part de votre positionnement en commentaire.
Conjuguer radicalité et spiritualité
Lorsqu’on milite pour l’environnement et la justice climatique, faut-il nécessairement mettre en avant sa spiritualité ? Hala de GreenFaith explique que dans son parcours individuel d’engagement, « il y avait une partie de mon identité que je devais laisser sur le seuil. » Elle le concède, on perçoit une certaine forme « d’anticléricalisme dans les mouvements pour le climat. »
Un sentiment que partage sa consœur de chez Extinction Rebellion Spiritualité, Mega : « J’ai le droit d’être moi-même dans toute ma complexité ; c’est le seul lieu où c’est possible pour moi. Dans un syndicat, vous laissez votre foi sur le paillasson. Je ne pourrais pas être chez GreenPeace et être catholique à la fois. »
Comment conjuguent-ils alors leur engagement radical et leur foi ? Les deux vont de pair selon nos militants. « Je vois une continuité dans le fait de me lever le matin, de prier et d’aller à une action contre Total » déclare Hala. Pour Mega, l’engagement est enraciné dans la foi : « la création est sacrée, donc on a un devoir de se mobiliser pour le vivant ».
Comment ces croyants sont-ils perçus par les autres militants écolo et par les institutions religieuses ? Du côté de GreenFaith, « les gens ne comprennent pas vraiment notre positionnement, explique Hala, amusée, ils ont l’image d’une organisation “new age” et se disent “on ne sait jamais ce qu’ils font !” ».
Du côté des institutions religieuses, l’organisation tisse des relations. « Martin Kopp (théologien et président de la commission Écologie et justice climatique de la FPF, ndlr) est membre de GreenFaith et fait partie de la Fédération Protestante de France, rappelle Hala, on a un panel de religieux de plus en plus large. C’est d’ailleurs une volonté de l’organisation d’avoir des personnalités religieuses en habits sur nos actions. »
Voilà de quoi nous donner matière à réfléchir sur ce que cela signifie de mettre sa foi en action.
Excelsior,
Tiavina Kleber